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Le miroir des poupées humaines
par Lala J.P Lestrade
Akagi Shigure, artiste japonais, est l'auteur de créations hyper-réalistes extrêmement troublantes qu'il appelle des poupées. Son univers fantasmagorique est peuplé d'êtres introspectifs -enfants, adolescents, jeunes femmes- qui dégagent une présence magnétique et sensuelle. Tout comme l'oeuvre Mdvanii dans un domaine parallèle, ces oeuvres fascinantes, d'une troublante et insidieuse beauté, sont très représentatives de ce genre particulier encore en marge de l'art contemporain, qui utilise la poupée comme principe, sujet et medium d'un discours abouti. De même que la vidéo au début des années 1980 peinait à être reconnue comme une forme d'expression valide dans la nébuleuse de l'art contemporain, on peut être assuré que le message artistique délivré par la poupée sera un jour libéré des à priori culturels (et de l'ignorance) dont elle est souvent l'objet.
Akagi Shigure est un nom d'artiste - j'ignore à ce jour son véritable nom, tenu secret- qui désigne aussi une glace très rafraîchissante, faite de copeaux givrés arrosés de sirop de framboise et qui se déguste au Japon en été. J'ignore également pourquoi l'artiste a choisi ce nom, mais je crois y lire comme une intention, celle de l'évocation d'un état d'innocence, d'un instant fugitif capturé au ralenti. Car ses personnages, si introspectifs, semblent évadés d'eux-mêmes, avec cet air si particulièrement absent et présent à la fois que donne l'état de rêverie. Qu'il s'agisse d'une jeune femme aux cheveux mouillés, d'une enfant, le regard perdu dans le vague, avalée par un animal de manga en fourrure acrylique très "kawaï" (déguisement ? manteau à cagoule?), d'un jeune garçon néo-punk à peine sorti de l'enfance et déjà érotisé, le corps tatoué et pierçé avec collier de chien et bracelets de force en cuir, avec pour tout vêtement un jogging, ou qu'il s'agisse encore d'un humain-robot inachevé, interrompu, ils sont tous hyper réalistes. La fascination qu'ils provoquent n'est pas exempte d'une certaine gène. Mais d'où vient le trouble exactement?
Le trouble vient sans doute de la vision de cette image humaine qui garde comme un stigmate de caste le principe des articulations à boules de la poupée du 19ème siècle -si chères, et pour cause, à Hans Bellmer- et qui trace d'un trait de craie cette séparation entre deux mondes. Loin du mannequin de vitrine, qui n'est somme toute qu'une photocopie d'humain tout juste bonne à porter des vêtements, la poupée-humaine, qui n'est déja plus une poupée-jouet se trouve dans un no-man's land et nous observe - ou non- de l'autre coté du miroir. Fascinés et comme par effraction, nous la regardons en même temps et nous pouvons le faire aussi longtemps que nous le voulons, avec l'enivrante sensation de l'impunité et le sentiment vertigineux d'être le voyeur de nos propres fantasmes.
Les poupées d'Akagi Shigure nous parlent de notre futur et il est déja là, à portée de main, à portée de peau.
Lala J.P Lestrade
Cet article fut publié pour la première fois en 2005 sur le site précédent de la Fondation Tanagra dans ma rubrique STYLE GOUROU J'ai été heureux de découvrir que Mr Shigure a repris pour son récent site le titre que j'avais donné à cet article: The Mirror of Human Dolls, le miroir des poupées humaines.
"Mon idée du fantastique c'est de créer quelque chose d'extrêmement novateur afin de convaincre le public d'explorer l'univers de l'imagination."
Akagi Shigure
INTERVIEW
Akagi Shigure qui vit sans internet et donc sans email, a répondu à ces quelques questions, avec l'aide préçieuse de Sumiko Watanabe.
Lala: Akagi Shigure, quand et où êtes vous né?
Akagi Shigure: Je suis né en 1963 à Kiryu-city , a Gunma-ken, au Japon.
L: Qu'est-ce qui vous a amené à créer vos propres poupées et quelle est votre inspiration ?
A.S: Je trouve l'inspiration pour mes créations dans tout ce qui existe dans le monde et qui stimule ma sensibilité mais récemment je me suis plus particulièrement intéressé à la culture nommée "OTAKU" qui est celle des jeunes et qui est issue des films d'animation et des mangas au Japon.
L: Considérez- vous vos créations comme des poupées, des mannequins, des sculptures? Est-ce que la photographie est un travail différent de l'oeuvre elle-même?
A.S: Mes créations sont des poupées. Ma photographie est une oeuvre artistique indépendante. Avant des créer des poupées, je voulais travailler l'image, la photographie.
L: Parlez-moi de la façon dont vos poupées sont faites: les matières, le processus. Travaillez-vous seul, avez-vous des assistants, faites vous seulement des pièces uniques?
A.S: J'utilise une matière à base de poudre de pierre et du "FRP" comme matériau. Il y a deux façons de faire les poupées. L'une est de faire moi-même un modèle original. L'autre est de faire directement un moulage du modèle en FRP (une technique utilisée dans le passé pour réaliser les mannequins). Les tenues sont parfois faites par des tierces personnes. Toutes mes pièces sont uniques. Je n'ai pas d'assistant.
L: Etes-vous heureux de voir partir vos créations, de vous en séparer?
A.S: Parfois j'en suis heureux et parfois cela m'attriste.
L: Y a-t'il des pièces dont vous ne pourriez pas vous défaire?
A.S: Je ne peux pas me séparer d'une pièce qui a été moulée sur une vraie femme. Parce que ce travail a été rendu possible par l'aide de nombreuses personnes, que cela a pris quatre années chargées de beaucoup de souvenirs. Des heureux comme des tristes.
L: Etes-vous surpris par les réactions des gens à votre travail?
A S: Je suis heureux qu'il y ait des gens qui s'intéressent à mon travail.
L: Etes-vous d'accord avec le fait que votre travail puisse attirer des gens pour des raisons spéciales, en dehors d'une appréciation purement artistique (si une telle chose existe), comme par exemple une fascination sexuelle ou fétichiste? Est-ce une notion qui vous intégrez dans votre travail, bien que je ne ressente pas d'intention perverse dans votre message?
A.S: Il est naturel que parfois les poupées deviennent des objets de désir pervers pour certaines personnes en particulier et je ne pense pas que ce soit une mauvaise chose en soi. Mais je regrette que parfois des poupées trop suggestives ou extrêmes puissent perturber des personnalités fragiles et les conduire éventuellement à devenir des agresseurs sexuels. En ce qui me concerne, beaucoup de mes créations sont très réalistes et je m'efforce de contrôler leur charge érotique. De plus, j'utilise pour certaines oeuvres certains facteurs comme le fétichisme, parce que j'en ai besoin comme figure de style pour ces oeuvres, mais elles n'ont pas un thème érotique.
L: Les personnages que vous créez ont tous une forte présence et sont en même temps très poétiques: ils expriment des sentiments assez ambivalents où l'on décèle un mélange d'innocence et de lucidité. Ils semblent également désenchantés, comme s'ils n'appartenaient ni au monde de l'enfance ni à celui des adultes. Pouvez-vous me donner votre opinion là-dessus?
A.S: Les poupées ou objets de forme humaine qui ont été faits avec l'âme du créateur ont le pouvoir de faire réfléchir les gens et de leur faire ressentir beaucoup de choses. Je pense que c'est un des aspects de la magie des poupées.
L: De quelle façon les thèmes de la science fiction interviennent dans votre inspiration?
A.S: Aujourd'hui le Japon est un pays très en avance sur les robots de forme humaine et le monde de la science fiction est de plus en plus en phase avec les progrès de la technologie. En ce qui me concerne les définitions de la poupée et du robot sont très proches.
L: Que pensez-vous des artistes japonais contemporains qui travaillent sur le thème de la poupée, et qu'être ce qui, d'après vous, vous démarque d'eux?
A.S: De nombreux créateurs de poupées sont liés à la nécessité de vendre leurs poupées et donc limités par des contraintes variées. En conséquence, beaucoup font des poupées assez petites et "jolies". Il y en a beaucoup aussi au Japon qui font des poupées en transformant d'autres poupées qui existent déja. C'est une particularité des créateurs de poupées japonais. Beaucoup considèrent la poupée comme un sujet. Moi ce qui m'intéresse avant tout c'est d'exprimer la nature de l'être humain et j'utilise pour cela le médium de la poupée. Mon sujet c'est l'être humain. C'est pour cette raison que, peut-être, beaucoup de mes créations échappent à la catégorie des poupées comme on l'entend en général.
© 2006 - Remerciements à Sumiko Watanabe.
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