>en
La peinture de Jean Marc Dallanegra
par Lala J.P Lestrade
C'est au marché aux Puces, à Paris, au début des années 90, que j'ai vu pour la première fois les tableaux de Jean Marc Dallanégra. Ses toiles étaient posées sur le trottoir, appuyées contre un grillage et tranchaient avec le décor de brocante qui les entourait. Avec courtoisie et naturel, l'auteur de ces oeuvres répondit à mes questions étonnées et me montra un portfolio de ses oeuvres absentes, la plupart déja vendues. Ces peintures de voitures, de route, de périphérique (dont on entendait, tout proche, le grondement sans répit), dans une large gamme de tons gris, de bruns et de blancs, espaces obscurcis par un ciel couvert, un couvercle opaque ou au contraire d'une intense luminosité, cottoyaient d'autres peintures de routes en fuite vers un horizon infini. Mon étonnement était grand de découvrir, dans ce lieu consacré à l'indescriptible bric à brac du passé comme du présent, des tableaux d'une telle facture, définitivement plus appropriés aux murs d'une galerie d'art du 8ème ou 6ème arrondissement. Mais le hasard m'aurait-il fait entrer dans ces galeries?
Cette omniprésence de la voiture, du camion et de la route, cette thématique automobile d'asphalte mouillé, de béton, où le mouvement et l'immobilité se révèlent aussi vibrants l'un que l'autre, sont caractéristiques de la peinture actuelle de Dallanégra. Dénué de tout fétichisme automobile, le traitement de ces sujets par une peinture puissante et subtile produit un résultat au surprenant pouvoir introspectif, qui nous force à réfléchir sur la nature de notre regard. De fait, parmi tous les objets de ce 20ème siècle devenus anodins à force d'être familiers, lesquels plus que l'automobile et ses corollaires, la route, le trajet, ont aussi radicalement changé notre paysage et investi nos habitudes? Je me rappelle avoir été fasciné, lors d'un séjour en URSS au tout début de la perestroika de Gorbatchev en 1987, par la rareté des voitures en circulation dans Moscou. La vision de rues et de quartiers entiers sans voitures, la singulière beauté des rues vides et de l'architecture donnaient le sentiment étrange d'avoir remonté le temps jusqu'à un improbable 19ème siècle. On sait qu'il n'aura fallu que quelques années de libéralisation sauvage pour que les rues de Moscou ressemblent à celles de n'importe quelle autre mégapole mondiale: embouteillages, bruit, pollution...
A l'inverse, ce ne sont pas tant les rues et espaces vides que Dallanégra nous montre, mais les véhicules eux-mêmes passant ou devant passer dans ces décors, non pas par le biais familier de la photographie ou du film, mais par celui de la peinture. Ces véhicules et les espaces qu'ils ont investis ne sont pas oppressants pour autant et s'ils délivrent un message silencieux (un comble pour des voitures), ce n'est curieusement pas celui de la dénonciation d'un enfer urbain, de la pollution ou du taux d'ozone. De cette réalité ìndustrielle incontournable à l'esthétique à priori contestable (culturellement, on s'arrête plus volontiers sur la beauté d'un paysage que sur celle d'un échangeur) Jean-Marc Dallanégra tire la substance même de son propos, nous laissant, une fois l'insidieux effet accompli, secoués et comme fascinés par notre propre fascination.
Ses cadrages relèvent pourtant d'une technique photographique et cinématographique aguerrie et donnent à l'observateur la curieuse sensation d'être transporté au coeur d'un téléfilm, d'un road-movie ou encore au début d'un roman qui commence par une route où il ne se passe apparemment pas grand-chose. Il y a du Wim Wenders et du Stephen King - cette sensation du latent, de l'imminent - dans ces paysages à la solitude prenante. Pourtant rien n'est statique, figé. Chez Dallanégra, c'est la matière même de la route qui vit et défile, transportant voitures et camions qui paraissent se mouvoir dans un espace-temps sans présence humaine visible, et pourtant totalement habités. Parfois, une voiture semble avancer au ralenti sur un écran, comme si l'objet en mouvement était filmé de très loin avec un télé-objectif, et c'est cet effet cinématographique, utilisé dans les situations de tension, de menace, qui donne au véhicule une présence dramatique réelle et secoue notre regard.
D'autres fois, la route mange toute la surface du tableau, ne laissant, dans la partie supérieure qu'une place réduite à ces véhicules de l'anonymat, encore plus comme capturés par un radar de contrôle. Un pavillon de banlieue, avec sa voiture devant le portail du garage fermé, une voiture qui attend sur un trottoir aux pieds de grands ensembles, où nulle trace humaine n'est détectable, portent cependant tous l'empreinte de la présence de l'homme et de son inlassable activité. Ce bord de route, instantanément familier, comme surgi de notre mémoire par la vertu d'un flashback où se situe-t'il exactement? Paris, bien sûr, on reconnait ce périphérique, le marché aux puces, les tunnels, puis une intemporelle banlieue...Cette autoroute qui défile (et ce sentiment de déja-vu), va-t'elle vers la côte normande, traverse-t'elle la Beauce, le sud de la France, une rue à Beyrouth? Pourquoi ce périphérique de Beyrouth ressemble-t'il aussi étrangement à celui de Paris, ou de bien d'autres villes du monde? Ces vastes horizons, ces décors si familiers, seraient-ils donc à ce point interchangeables comme autant de clones, ou est-ce notre mémoire qui confondrait le vécu et la fiction? On a souvent l'impression, face à une de ces toiles, de ces routes pensantes, de contempler un fragment agrandi de pellicule tant on pressent l'action passée et à venir. Mais là où le travail d'un cinéaste nécessite le concours d'une équipe entière d'éclairagistes et celui d'un chef opérateur (sans parler du reste), Dallanégra n'a besoin que de ses brosses, pinceaux et tubes de couleurs. Belle indépendance (durement acquise) que celle de la peinture
L'utilisation exclusive de la peinture à l'huile a permis à Dallanégra d'acquérir une maitrise de la matière dont il se sert pour "travailler au corps" de sujet avec générosité et subtilité. On comprend chez lui la passion de cette matière à laquelle il se coltine comme un mécanicien amoureux de belles mécaniques et de leur mystère le ferait avec l'huile et le cambouis. Il y a dans ces tableaux une mise en évidence de la poésie intrinsèque à toute chose, totalement dénuée d'artifice, une volonté d'essentiel, doublée d'une absence totale de jugement moralisateur. Ses véhicules ne ressemblent en rien aux modèles impeccables des spots télévisés. Incroyablement présents, avec un je-ne-sais-quoi de déglingué, d'utilisé, ils sont comme autant de visages avec leur rides, leurs bosses, qui racontent un vécu, la vie qui se déroule, l'espoir, cet "emprunt fait au bonheur" qui relativise tout. Comme les êtres humains qui les ont fabriqués, les objets et les voitures s'usent, meurent et ont aussi leurs cimetières, qui sont avant tout notre propre détachement et notre indifférence.
Ses quelques "natures mortes" -ce terme a décidément une connotation passéiste- "Cocotte", "Passoire", "Perceuse", "Agrafeuse", révèlent ces objets du quotidien dans leur vibrante simplicité, leur anodine réalité, mais avec une force d'expression qui les démarque définitivement du regard détaché d'un pop art, (par ailleurs, rappelons-le, en majeure partie acrylique). Les autoportraits de Dallanégra, rares exemples de figuration humaine, sont intenses et troublants. Il semble pour l'instant se réserver pour ce champ d'investigation qui devrait être des plus enrichissants pour lui à l'avenir.
Jean-Marc Dallanégra qui dit n'aimer en peinture que Francis Bacon et Le Caravage (avec çà et là des tableaux préçis, tous styles et époques confondus) réussit à produire une peinture puissante et envoutante, qui sort des des sentiers battus et se démarque singuliérement des courants actuels de l'art contemporain. Sa grande originalité est de se servir de la peinture (à l'huile) pour montrer ce que notre époque saturée d'images ne voit plus. On entend régulièrement dire que tout a été dit et fait en peinture, ce qui est forcément absurde. Dallanégra, qui a de toute évidence une carrière prometteuse devant lui, nous prouve calmement le contraire. Véritable révélateur d'émotions enfouies, le pouvoir de sa peinture est de faire remonter à la surface de la toile l'aura des objets ordinaires et banals, pétris par la pensée et le désir humains. En nous confrontant à notre propre regard, il nous laisse nous interroger sur ce fourre-tout qui est l'inconscient collectif. Incroyablement palpables et fugaces, récurrents et obssessionels, c'est assurément de cette sorte de paysages que sont fait les rêves.
Lala J.P Lestrade © 2000.
Design by Lefty© Fondation Tanagra